Avant les super-centrales à charbon, fioul, gaz, ou les centrales atomiques, et avant la nationalisation de l’industrie électrique en 1946, ce fut souvent des entreprises privées et des particuliers, « ingénieurs, » qui installèrent localement de petites « stations électriques, » dont ils devenaient concessionnaires.
En Vendée, Challans devint ainsi la deuxième ville « électrifiée, » après Pouzauges. La « station » se trouvait « rue de la Fontaine, dans l’ancienne minoterie Gautier, » au niveau du Garage moderne – construit plus tard, et aujourd’hui encastré dans un immeuble encore plus… moderne.
L’ingénieur civil « Piou de Saint-Gilles »
Dans cette aventure, nous connaissons le nom de Léopold Basteau, qui développa considérablement l’électrification dans la commune et « ses écarts, » mais il avait racheté en 1904 une entreprise existante. Celle-ci avait été fondée en 1900 par « l’ingénieur civil » Gaston Pio, dit Piou de Saint-Gilles, « avec l’aide d’une importante compagnie parisienne… » (1)
Mais l’ingénieur Gaston Piou quitta brusquement Challans l’année suivante, après avoir vendu son entreprise. Cependant, toujours en 1900, en juillet, le journaliste local Auguste Barrau lui consacra un long article dans le quotidien Le Phare de la Loire, article qui nous replonge au début de l’ère des ingénieurs – et de l’électricité – qui bouleversa notre société…
« CHALLANS. 10 juillet. L’électricité à Challans. – II y a quelques millions d’années Dieu dit : « Que la lumière soit, et la lumière fut. » Ces jours-derniers, M. Piou de Saint-Gilles, renouvelant cette création au profit des Challandais, leur servit l’éclairage électrique.
« Cette belle et agréable lumière est distribuée à 120 volts aux abonnés par l’usine de la rue de la Fontaine, où une machine de 60 chevaux, système Weyher et Richemond, actionne un alternateur triphasé Alioth de 33 kilowatts [machine à vapeur n.d.l.r.]. Sur l’invitation qui nous avait été adressée par la Direction, nous nous sommes présenté à la station électrique un peu avant l’heure de la mise en route, et nous avons été reçu par M. Piou, le jeune et savant ingénieur qui nous a fait les honneurs de son établissement avec une amabilité dont nous avons été fort touché. »
Dans un second article, paru sans doute dans un autre journal, sous le pseudonyme de Louis Chanteclerc, le journaliste parle aussi d’un « jeune et intelligent, » « aimable ingénieur. » Et, sans dire que l’usine dégage d’épaisses fumées noires, il précise que la propriété est « remplie de délicieux coins de verdure, » couverte de « plates-bandes fleuries » et « de grands arbres… »
La « Lumière nouvelle »
Après les présentations, et « avant que la machine fut sous complète pression, M. Piou nous fit un cours de physique sans le pédantisme dont s’entourent certains hommes de science. Pour faciliter à notre ignorance la compréhension des termes, des formules et des équations, le sympathique ingénieur-concessionnaire se servit d’un langage clair et précis et vulgarisa certains mots barbares.
« L’Ampère, le Volt, l’Ohm, le Coulomb, le Farad, qui sont des unités d’intensité, de force, de résistance, de quantité et de capacité ont été pour nous d’une assimilation parfaite, grâce aux détails qui les enveloppaient.
« Puis, au sortir de ces explications théoriques, M. Piou a abordé le domaine de la pratique et nous a montré le fonctionnement des appareils que nous avions sous les yeux. Entre temps, il nous conte comment il a pu, grâce à l’appui de la puissante Société parisienne d’applications industrielles et au concours des maires de Challans, Chantonnay et des Essarts – qui sont avant tout des hommes de progrès – réaliser une toute petite partie de son programme, car le jeune ingénieur a des vues très étendues, et son désir le plus vif serait de voir toutes les communes importantes de notre département en possession de la Lumière nouvelle. »
Un drôle de « château-d’eau… »
Et « son ambition ne se borne pas là seulement : il forme le projet de créer des industries locales en rapport avec les productions et les besoins du pays. A Chantonnay, il est en pourparlers pour d’importantes fournitures de force motrice, et il étudie, en ce moment, le moyen de doter Challans d’un service d’eau – qui rendrait de sérieux services à cette petite ville – et dont M. Dodin, maire, est tout à fait partisan, puisqu’il en a parlé, à diverses reprises, à son conseil municipal. » L’idée de Gaston Piou était de canaliser la source du Préneau jusqu’en ville, et de transformer « en immense réservoir, » c’est-à-dire en château-d’eau… le clocher de Challans, soit « la tour de la vieille église en ruines… »
Sur les pavés de Challans
Cependant, « La machine gronde, tempête et rageusement siffle. Sous l’énorme poussée de ses bras de fer, la dynamo tourne avec une vélocité effrayante. Le tableau de service ouvre le courant qui, du pylône, file par les feeders, [lignes aériennes] se concentre dans les transformateurs, pour, de là, faire son petit tour de ville, et se reposer chez les abonnés. » A la fin de l’autre article, « la machine rugit entraînant la dynamo dans une course vertigineuse. Et nous restons quelques instants en contemplation devant ces deux forces : la Vapeur et l’Electricité qui marchent la main dans la main vers un même but… » Auguste Barrau était également poète – cette fois sous le nom de Jean Des Saules…
Mais, à cause de ces machines justement… « Impossible de s’entendre ! » aussi « M. Piou nous propose de l’accompagner dans sa promenade de surveillance. Nous acceptons avec grand plaisir et nous voici déambulant par les rues enjaunies pleines, à cette heure tardive, de promeneurs étonnés de cette clarté inattendue. La devanture des cafés dotés de l’électricité plaque le pavé d’un flamboi de grand jour… »
De l’électricité… liquide
« Et la causerie continue plus intime, évocatrice des années lointaines, des travaux d’atelier que M. Piou tint à exécuter, comme ouvrier, à sa sortie de l’école. La canalisation aérienne est décrite par le menu et M. Piou se plaît à rendre hommage à la remarquable façon dont l’installation en a été faite sous sa direction par M. Marc Collineau, chef électricien d’une habileté consommée… »
Par « canalisation aérienne » il faut entendre les câbles électriques, car alors l’électricité était un fluide. On se souvient de cette réplique dans Topaze de Marcel Pagnol (1928) : « … Croyez-vous que l’électricité soit un fluide gratuit ?! » Barrau parle aussi d’un « fluide puissant et docile, terrible souvent, mystérieux toujours… » Si on a abandonné ce terme, on parle toujours de « courant électrique… »
Et avant le kilowatt-heure, il y aura « l’hectowatt-heure… » Auguste Barrau poursuit : « M. Piou nous initie ensuite aux tarifs pratiqués en France et à l’étranger par les fournisseurs d’énergie électrique. A Challans, l’hectowatt-heure vaut de 8 à 12 centimes suivant l’importance des abonnements, alors que Paris paie de 9 à 13 centimes, et sans gratuité d’installation. Cette question des tarifs amène l’examen des progressions constatées depuis quelques années dans l’usage domestique du nouvel éclairage, et ce sont alors des nombres incroyables de lampes qui, chaque année, s’ajoutent au nombre déjà existant (…) »
L’histoire de l’usine électrique de Challans se terminera après la Seconde guerre mondiale (39-45).
(1) Gaston Pio, dit Piou de Saint-Gilles, Danois d’origine française né à Copenhague en 1873, fils de Jean Pio et d’Elisabeth von Sponneck. Reçu en 1891 au concours d’entrée de l’École centrale des arts et manufactures de Paris, il exerce ensuite la profession d’ingénieur.
Sources : Le Phare de la Loire (archives de la société d’histoire de Challans – Shenov – fonds Auguste Barrau) ; EMAN (Édition de Manuscrits et d’Archives Numériques) ; geneanet.org ; annuaire du commerce Didot-Bottin (archives de la Vendée) ; transcription, recherches et archives LNC.
© Les Nouvelles de Challans, 02 décembre 2023 – Didier LE BORNEC